L'air s'était réchauffé en ce mois d'avril, une brise presque tiède traversait les fenêtres ouvertes du bar dans lequel la jeune femme s'était installée. Accoudée au comptoir, la blonde discutait vaguement avec le barman de l'endroit, un bar assez quelconque et pourtant empli d'une certaine foule. Les New Yorkais semblaient de sortie ce soir, attirés par la douceur du temps. Rires et tintements de verres emplissaient l'espace, l'atmosphère était propice aux discussions et aux échanges. Le parquet craquait sous les pieds et l'ont pouvait encore sentir l'odeur de la cire qui avait servit à l'entretenir, cette odeur qui se mêlait à celle du cuir des fauteuils, du rhum, du whisky. Quelques alcôves discrètes étaient bercées de la lumière dorée provenant des appliques fixées sur les murs, c'étaient de petits espaces où se mêlaient murmures et chuchotements, jeux et amusements, amis et amants. Une musique en sourdine animait ce tableau, provenant des enceintes disséminées aux quatre coins des murs.
« Tu reprends un truc avant de retourner jouer, Murphy ? » Lança le barman à la jeune femme.
Lylaï but la dernière gorgée du cocktail sans alcool qu'elle avait commandé dix minutes plus tôt. Elle secoua négativement la tête en reposant le verre d'un geste rapide. Elle trouvait ce cocktail sans alcool suffisamment triste justement par son absence d'alcool, pas besoin d'en prendre un deuxième. C'était son rituel, un verre de vin rouge avant de jouer. Cela faisait cinq mois qu'elle l'avait brisé, il lui restait quatre mois à tenir... Elle glissa sa main fine sur le tissus de son pull fin, contre l'arrondi net de son ventre, puis prit appui sur le bar pour se relever. Ses pieds heurtèrent le plancher et, d'un pas leste, elle se dirigea vers le piano qu'elle avait abandonné il y avait presque quinze minutes. Elle avait déjà joué durant une heure, emplissant l'espace de ses notes virevoltantes, de ses accords de Jazz. La blonde navigua entre les tables, rejoignant l'espace où prenait place un large piano à queue. L'instrument, verni de noir, trônait dans un coin de la pièce, surplombant légèrement la salle de quelques marches. Elle organisa ses partitions durant quelques secondes puis, un léger rictus trônant sur ses lèvres, s'assit en face des touches ivoirines.
Ses doigts restèrent en suspens durant quelques secondes, vibrant de cette énergie qu'elle connaissait par cœur. Le barman avait éteint la musique dans les enceintes mais les discussions de la salle, elles, restaient bien présentes. Cependant elle sentit l'attention se diriger vers elle alors qu'un sourire envahissait ses lèvres. Lylaï fit sonner les premiers accords d'un morceau de Jazz entrainant, les notes complexes glissant sous ses doigts graciles. C'était tellement bon de jouer. Rien ne remplacerait jamais ce sentiment de plénitude presque parfaite, celle des arpèges, de la mélodie des sens. Jamais elle n'effleurait son piano sans ressentir, c'était comme l'expression parfaite d'une ambiance, d'un sentiment, d'une odeur ou même d'un goût. C'était de cette façon qu'elle exprimait dorénavant, à travers les notes. Il était rare qu'elle suive une partition à la lettre, préférant improviser au fil des accords se créant dans son esprit. Ce soir, elle jouait du blues, du jazz, une musique chargée d'histoires dans laquelle elle voyait se dessiner personnages et pensées. Le morceau roulant sous ses doigts n'était autre que celui d'Otis Spann, Otis in The Dark. Un morceau qu'elle avait apprit au conservatoire, complexe alors, jouissif aujourd'hui. Elle jouait avec ses tripes et c'était bon. Le mélodie s'éternisa, elle y ajouta nombres d'instants improvisés, répondant à l'enthousiasme de l'audience qui vibrait avec elle au son de sa musique.
Le morceau se termina près de douze minutes plus tard. Le set était terminé, une salve d'applaudissements accueillit les derniers accords, elle se leva pour remercier les clients puis entreprit de ranger ses partitions, un léger sourire sur les lèvres. La jeune femme releva les yeux après quelques secondes, son rare sourire toujours glissé sur les lèvres. Son regard alerte croisa alors celui d'un fantôme de sa vie d'avant, un homme qu'elle n'avait pas vu depuis trop longtemps, porteur de souvenirs dont elle tâchait encore aujourd'hui de faire le deuil. Debout là, dans la pièce. Elle ne bougea pas, immobile, figée devant son piano.