Le visage sérieux lorsque tu parles affaires, tu devrais voir la ridule qui se dessine entre tes sourcils. Tu n’es pas facile lorsqu’il s’agit de marchander, hors de question de faire des tarifs réduits sur tes filles. Parce que tu refuses qu’elles ne soient vues que comme de vulgaires jouets que l’on pouvait trouver dans toutes les grandes surfaces. Une cigarette se consume au coin de tes lèvres alors que tu restes fermement fixée sur ce que tu avais convenu. Tu es bien trop sérieuse quand il s’agit de business, tu as toujours les traits tirés, les sourcils froncés en répondant sans prendre de gants à ton vis-à-vis. Le bout de tes doigts tapotent sur ton bureau en rythme. Tu ne mâches pas tes mots lorsqu’il faut faire comprendre aux têtes vides que tu ne ferais pas des prix à rabais si facilement, quitte à user de mots plus durs. Tu te fiches de passer pour la sale vieille mégère qui refuse d’écouter les plaintes sur ses tarifs. Il n’y a rien à gagner en étant trop sympathique pour tout ce qui touche à l’argent. Ce n’est qu’avec tes clients de confiance que tu te montres plus clémente.

Hors du travail, tu n’es pas si dure qu’il n’y parait. Tu es sociable et bavarde au possible. Tu aimes être entourée de ton petit cercle d’amis. Un sourire fend ton visage en deux, détendant tes traits. Tu es bien plus jolie dans ces moments. Tu es bien plus détendue. Tu parles beaucoup de tout, de rien. Tu apprécies avoir les nouvelles croustillantes du quartier pour les répandre comme une traînée de poudre derrière toi. Tu ne peux t’en empêcher, c’est plus fort que toi. Tu es incontrôlable à ce sujet.

Telle une lionne, tu veilles sur tes filles au grain. Un peu maman poule sur les bords, tu fais attention à leurs besoins et leurs désirs. Tu les chéris comme la prunelle de tes yeux, tu agis avec elles un peu comme si elles étaient tes enfants. En particulier les plus jeunes qui ont lâchement été abandonnées, tu sais que ce n’est pas ce qu’elles apprécient le plus, mais tu les aide à se reconstruire, à se retrouver. Un peu comme une seconde mère, tu prends soin des plus fragiles, tu restes auprès d’elles à les rassurer, leur raconter des bribes de ton passé en leur tressant les cheveux, les serrer dans tes bras lorsqu’elles ont besoin de pleurer avant de leur faire un chocolat ou une infusion. Tu agis avec elles comme tu étais avec ta petite sœur, attentionnée, patiente, à l’écoute, protectrice.

Tu as beau être douce, il ne t’empêche de sortir les crocs quand il le faut. Pas envers elles, mais envers tes clients qui oseraient mal se comporter avec l’une de tes chéries. Ton sourire s’efface, ton expression change totalement. Tu es violente, une bombe à retardement. S’ils osent faire du mal à tes filles, tu explose, prête à leur sauter au visage. Une vraie boule de nerfs. Capable de beaucoup de choses sous le coup de la colère, dur de retenir tes envies de frapper ou d’appuyer sur la gâchette quand on fait du mal à tes chéries. Tu es aveuglée par ce sentiment qui te ronge à cet instant précis, tu n’aurais aucun remords à leur ôter la vie s’il le fallait. Tu gardes ton sang-froid, même avec une arme à feu entre les mains. Tu es presque de glace, tu prends de haut ces porcs sans honneur. Tu n’éprouves aucune compassion, pas un brin d’empathie envers ces êtres ignobles. Tu n’as pas le cœur qui se serre à les voir pleurer, de les voir souffrir, hurler, couiner, gémir à tes pieds pour te supplier. Tu restes de marbre, interdite. Tu n’as que faire de leurs complaintes. Tes lèvres n’esquissent pas de sourire.

La chute de ta tour de cristal, la fin de ton monde doré. Tu n’étais pas prête, mais qui l’étais ? Ce jour-là tu avais eu le cœur brisé. Ton fiancé s’était fait la malle sans rien laisser derrière lui, tu avais constaté sa disparition en rentrant du travail. Alors c’était ça ? Se faire lâchement abandonner parce que tu ne pouvais procréer ?  Une pointe d’amertume, les larmes perlaient le coin de tes yeux, la gorge serrée. Quel manque de tact. Tu avais appelé ta sœur pour la voir. L’arrivée de la lune rouge qui sonnait le glas. Les habitants avaient cédé à la panique, le chaos régnait en maître. C’est là que tu avais tout perdu, quand tu es arrivée, quand tu l’as vue. Son corps sans vie. Elle avait rendu son dernier soupir sous les coups. Tu restais paralysée sur place devant cet affreux spectacle. Tu n’avais su trouver la force pour lui rendre ce qu’il avait fait. Tu étais terrifiée. Tu avais fui, parce que tu avais peur, parce que tu ne voulais pas subir le même sort. Couarde. Tu n’as pas osé lui faire face. Et puis quoi désormais ?

Rien. Le vide.

C’est ce que tu étais : vide. Une simple coquille qui errait sans but. Tu ne savais pas où aller. Tu te retrouvais régulièrement dans l’appartement vide de ta sœur. Tu étais brisée, en conflit avec toi-même. Ce n’était plus la même Erin. Tu doutais de toi-même, de tout, des autres. De leurs véritables intentions, leurs mensonges et leur venin. Tu avais perdu tout ton bon sens que tu avais avant que cette lune rouge n’arrive. Tu la haïssais pour t’avoir arraché ta petite sœur que tu aimais tant, ta vie confortable, elle t’avait tout retiré. Elle n’avait apporté que le malheur sur cette planète.

Pourtant.

Pourtant tu la trouvais aussi fascinante, mystique, de toute beauté. Contradictoire. Elle était belle cette lune qui irradiait les cieux de sa teinte cramoisie, qui baignait cette Terre de ses couleurs sanglante. Elle était fière de vous avoir retiré tout ce bonheur. C’était une chose désormais banale en ce monde déchiré. Tiraillée par les sentiments et tes instincts primaires. La faim, la colère. Tu t’étais réduite à vendre ta dignité aux porcs pour avoir de quoi subsister. Tu avais pleuré, tu t’en souviens ? Tu étais dégoutée de ce que tu faisais, de ce que tu étais dans ce nouveau monde. Tout ça pour quelques misérables billets. Tu faisais peine à voir. Tu n’étais qu’un vulgaire bout de chair, rien de plus. Tu passais ton temps à te lamenter, à pleurer ta sœur perdue, pleurer ce que tu étais devenue. Rappelle-toi aussi, de ce moment où tu avais réalisé que tu n’étais plus une simple humaine. Quand cet homme t’avait forcée à le suivre, que tu le repoussais tant bien que mal. Tes mains avaient touché ses bras, il avait crié en sentant que tes mains lui brûlaient la peau. Il t’avait frappée pour se dégager, te laissant au sol.

Et puis les jours, les mois passaient, tu avais finalement réussi à sauver ta peau. Tu avais commencé à t’endurcir Ce n’était plus toi qui vendait ton corps pour vivre, tu n’étais plus que l’intermédiaire. Ces quelques filles qui travaillaient pour toi avaient choisi de te faire confiance pour des raisons que tu ignorais. Elles étaient totalement perdues. Tout comme tu l’étais, tu te retrouvais un peu en elle. Ce regard vide, ces sourires sans réelles émotions, les yeux humides. Elles ne se plaignaient pas de ce travail parce que tu ne les traitais pas comme des moins que rien. Déjà tu t’occupais d’elles comme si c’étaient des personnes de ta propre famille. La plus farouche d’entre elle ressemblait à ta défunte sœur. Ton cœur manquait un battement à chaque fois qu’elle venait se blottir dans tes bras pour fondre en larmes. Elle avait besoin de soutien cette petite, elle était instable, tout comme ta sœur. Tu étais aveuglée par tes sentiments.

Tu le savais.

Qu’elle n’était pas intouchable. Tu l’idéalisais, la pensais plus forte que ce qu’elle était réellement, qu’elle aurait pu endurer bien des choses. Tu avais faux Erin. Tu as été bien naïve Erin. Crédule. Pourtant tu y avais cru. Jusqu’à ce qu’elle soit paniquée de revoir un des clients. Un que tu pensais de confiance. Elle t’avait montré ces marques qu’il lui laissait. Tu le pensais respectueux envers tes chéries, tu le pensais bien plus soigneux.

Tout faux.

Il était venu dans ton bureau, selon ta demande. Tu lui avais servi un verre de bourbon, parlé le plus normalement du monde avec lui. Mais tu bouillais de rage. Il avait cette image trop parfaite. Foutaises. Avant qu’il ne finisse de parler, tu cédais à un accès de colère. L’attrapant par le col pour violemment lui plaquer la tête contre ton bureau. Tu regardais ce porc de haut, « Alors dis-moi Clancy, juste par pur hasard. Tu fais quoi à ma petite Chloé quand tu la vois ? » il suintait de tous les pores. La panique prenait le dessus, il n’était plus aussi assuré que quelques secondes plus tôt, tu pouvais sentir sa crainte. Tu appréciais presque de le voir dans cet état. « Je sais que tu oses lever la main sur elle. Et tu n’as pas honte après ? Quand tu viens me voir avec ce sourire, tu penses quoi ? Que je vais fermer les yeux et me montrer clémente ? » Tu buvais une gorgée de whisky avant de délicatement poser ta main droite sur son visage. Manifestement, il ne savait pas ce que tu lui réservais. « Je croyais pourtant avoir été claire. Tu as vraiment cru que j’allais fermer ma gueule et laisser passer ? Tu es bien plus stupide que je pensais Clancy. Personne ne fait du mal l’une d’entre elles sans en subir mon courroux. Mais je vais me montrer sympathique, ça servira simplement d’avertissement. » Tu laissais ta main sur son visage, tu voulais le marquer à vie. Laisser une brûlure qui lui remémorerait ce que tu lui avais dit. Lui faire comprendre qu’on ne prend pas à la légère tes paroles. Il hurlait, te suppliait de le laisser, qu’il avait compris. Tu retirais ta main lorsqu’elle commençait à te brûler. Son visage était marqué par la forme de ta petite main. « Je t’ai pris ta belle gueule, c’est pas une grande perte. Mais si jamais l’une de mes filles me dit que tu les as approchées, ça sera bien plus que je te prendrais la prochaine fois. »

Parti. Il avait lâchement fui.

Le regard de Chloé était le même que celui d’un petit animal apeuré. Elle avait peur de toi à cet instant. Tu lui souriais doucement pour la rassurer, tu t'approchais doucement d'elle, attrapant ses mains. « Écoutes, j'ai bien vu que tu n'étais pas heureuse ici. Je comprends. Alors envoles-toi, change de caste, trouve un endroit qui te plais et fais toi une nouvelle vie. » Tu glissais dans ta main un papier et quelques billets. « Si jamais tu as besoin de parler, n'hésite pas à venir me voir. »

Un petit sourire triste au coin des lèvres alors que tu la regardais s'éloigner petit à petit. Tu retournais dans ton bureau, te noyer une fois de plus dans un verre de bourbon.