$ Dusk… Dusk, c’est ce qu’on pourrait appeler une petite saloperie. Fut un temps où elle était une gentille petite fille, discrète, réservée, silencieuse, oui c’est vrai. Mais depuis sa mutation, et surtout depuis la mort de Tobias et sa fugue, elle a énormément changé. Elle s’est renfermée sur elle-même, ne parle plus beaucoup. Et quand elle le fait, elle est acerbe, acide, sarcastique et ironique. Une petite teigne. Il ne faut surtout pas s’imaginer qu’on peut lui marcher sur les pieds aussi facilement. Car elle ne se laissera pas faire, soyez en sûr.

Elle a perdu son langage châtié pour quelque chose de plus familier, voire vulgaire. Elle n’aime pas qu’on la prenne de haut ou que l’on tente de faire preuve de pitié envers elle et son infirmité. Elle est handicapée, c’est vrai. Mais justement, elle a eu le temps de s’habituer à son bras gauche et au pire, elle peut aisément vous coller un coup de genoux dans les parties, si vous êtes un mec et que vous l’emmerdez un peu trop à son goût.

Elle refuse qu’on la touche. Elle ne supporte plus ça. Les mains sur la tête, sur l’épaule, peu importe, elle ne supporte plus ça. Elle s’y refuse. Tout comme, en règle générale, elle se refuse à tout contact physique, en réalité. Elle ne sociabilise pas. Que ce soit par la parole ou pas le contact. Elle préfère rester seule, car elle est sûre qu’ainsi, elle aura moins de chance de souffrir. Elle a enfermé son cœur brisé à je ne sais combien de tour dans sa poitrine, derrière une muraille en diamant, murs en béton, murs de briques, ronces… tout ce qu’elle a pu trouver pour l’enfermer, elle l’a mis dans sa poitrine. Au sens figuré hein. Pas propre. Ce serait chelou quand même.

Bref. Elle a laissé son ancienne elle derrière elle, ainsi que son ancienne vie entière. Elle s’est convaincue qu’elle n’a plus de sœur, jamais eu de frère, rien. Elle doit avoir l’esprit vide pour pouvoir lutter contre ce système qui n’a aucune compassion pour elle… afin de pouvoir… eh bien… paradoxalement, venger Tobias.

Oui. C’est un petit paradoxe sur pattes. C’est vrai. Mais c’est ce qui est intéressant, non… ?

$Je jouais du violon, autrefois.

Un jour, un grand homme a dit : « Sème un acte, tu récolteras une habitude ; sème une habitude, tu récolteras un caractère ; sème un caractère, tu récolteras une destinée ». Je n’ai pas choisi mes graines. Mais j’ai semé.

Il y a dix-neuf ans, la ville de Boston, Massachussetts, voyait se lever l’aube de ma vie. Troisième enfant d’une fratrie aimée et aimante. Deux parents, fous d’amour l’un pour l’autre, un grand frère protecteur et une grande sœur à prendre pour modèle. Personne n’aurait pu prédire les chamboulements à venir…

Je m’appelle Dawn Murphy. J’ai neuf ans. Et je suis orpheline.

Un accident.

C’est un putain d’accident de voiture qui m’a privé de mes parents. J’avais neuf ans. Ils sont partis, comme ils le faisaient, une fois par semaine. Un petit moment entre eux. Un rendez-vous entre amoureux. Cinéma, restaurant, théâtre. Un petit plaisir, qui leur permettait de cultiver leur couple. De se surprendre l’un l’autre. Jamais la même chose deux fois d’affilées. Et jamais les deux en courant. L’un préparait, l’autre savourait. Mais ce soir-là, ils ne sont pas rentrés à la maison. C’est Tobias qui a décroché le téléphone. C’est le premier qui a su la nouvelle. Mais il ne s’est pas effondré. Du haut de ses vingt ans, il est resté fort pour ses deux petites sœurs. Pour Lylaï et moi. J’ai pleuré. Beaucoup. Et il m’a serré. Énormément. Il était là. Lyl’ était là aussi. Ils ont fait leur possible pour moi. Lui, surtout. Il a tout pris en charge. Il nous a porté, supporté. C’est lui qui avait le poids du fardeau que je pouvais être, sur ses épaules. C’est ainsi que je me vois. C’est ainsi que je le vois. Lylaï ne vous dirait peut-être pas la même chose, si c’était à elle de vous raconter cela. Mais justement. Je ne suis pas Lylaï. Oh non. Cela aurait bien plus simple sinon. Je n’aurais pas tout foutu en l’air, pour sûr.

C’est donc Tobias qui m’a élevé, à partir de mes neuf ans. Il travaillait d’arrache-pied, cumulait les petits boulots par ci par là pour joindre les deux bouts. Moi, j’allais à l’école. Je tenais comme je pouvais. Mais j’ai très vite perdu pied. Il a été à de nombreuses reprises convoqué par les directeurs des écoles que j’ai pu côtoyer. Élève effacée, beaucoup trop discrète pour son âge. Qui ne parle jamais, qui ne dit rien. Et mes notes qui chutaient, catastrophiques. Et ces traces sur mes avant-bras, mes genoux égratignés, mes cheveux parfois coupés de manière chaotique… Les professeurs cherchaient des réponses. Et je ne leur en fournissais aucune. Je m’étais enfermée dans le silence, à cette époque. Et cela avait le don de gêner certain de mes petits camarades qui ne trouvaient pas d’autres moyens, pour exprimer leur frustration, que de me taper dessus. Persécutée, je l’ai été. Mais cela ne me gênait pas plus que cela, pour la bonne et simple raison que je savais qu’en ne leur répondant pas, je me montrais plus intelligente qu’eux.

Lyl’ l’a découvert, bien évidemment. Tobias cherchait à comprendre, il me posait des questions. J’ai fini par y répondre, de manière vague. Mais ma grande sœur surprotectrice a tout entendu. Elle me suivait, parfois -souvent ?- sur le trajet maison-école, école-maison. Et elle me vengeait. Mais c’est moi qui ai été mise en tort par ces enfants stupides.

Tobias m’a changé d’école une première fois. Même schéma. Une seconde fois. Même schéma. À sa majorité, Lylaï a demandé à déménager à New York pour entrer au conservatoire. Ils m’ont tous les deux dit que cela allait être une nouvelle chance pour moi. Une nouvelle ville, une nouvelle école où personne ne me connaîtrait…

J’ai fini par demander à arrêter les frais. Je ne tenais plus. Physiquement parlant, j’étais faible -je le suis toujours. Moralement parlant, cela me détruisait de voir mes ainés s’inquiéter pour le boulet que j’étais.

Tobias a refusé. Il m’a promis que tout allait s’arranger. Il m’a demandé de le supporter encore un peu. Il voulait… il voulait que j’acquière les bases, de manière à pouvoir trouver un bon travail plus tard. S’il avait su… Le fait est que je suis allée à l’école jusqu’à l’aube de mes seize ans. Que j’ai supporté les brimades sans broncher, finissant par cacher à Tobias et Lylaï que ça n’allait toujours pas, que je me sentais sombrer, que j’en pouvais plus. Je ne leur disais plus rien. J’me contentais de sourire. De parler d’autre chose. Fuir le sujet. Me concentrer moi-même sur autre chose, de manière à pouvoir m’échapper de ce quotidien de merde, qui ne me satisfaisait clairement pas. Je m’enfermais dans le violon. Lylaï m’a appris les bases. Je m’entrainais d’arrachepied. J’adorais les sonorités qu’elle pouvait produire. Je voulais faire la même chose. Et j’y suis parvenue, petit à petit… c’était ma fierté.

Je m’appelle Dawn Murphy. J’ai seize ans. Et j’ai vu des hommes se changer en monstres.

Et puis y a eu la lune rouge. Arrivée de nulle part. On a pas compris. Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi ? Comment ? On savait pas. Mais y a eu du changement. Des choses étranges sont apparues. Les beasts, les animas. Ouroboros. Ce connard de serpent. La formation des Éros, tout ça… Tobias nous a dit que cela pouvait être une chance pour nous trois. Il disait qu’il allait s’engager chez les Éros, qu’il protégerait le pouvoir tout juste mis en place et qu’il pourrait ramener assez de quoi nous faire vivre confortablement tous les trois. Est alors apparue cette haine des Philias. Ces pauvres gens qui n’ont rien demandé à personne. Qui ont juste tiré le mauvais numéro à la loterie du destin et qui servent de bouc émissaire. Personnellement, j’ai l’impression que l’humanité n’apprend rien de ses erreurs du passé. Hitler aussi avait besoin de bouc émissaires… il en restait quoi, de la population juive dans les pays d’Europe, après ça, hein ? Personnellement, ça me gênait.

Et ça me gênait d’autant plus que ma peau me brûlait, me piquait, me déchirait de douleur, parfois des nuits entières durant. La première fois, je savais pas ce qui m’arrivait. Ce n’est que lorsque j’ai arraché ma première écaille que j’ai commencé à tilter. Et à flipper comme jamais. Tobias et Lylaï étaient comme tous ces gens, convaincus que les Philias incarnaient le mal. Et moi, je mutais à vue d’œil. Les premiers temps, je tentais d’arracher le plus d’écailles possible, je les jeter dans les conduits -éviers, toilettes, peu importait. J’avais honte. J’avais peur. Peur d’être rejetée. Peur… de ne plus avoir ma place au sein même de me famille. C'est dans de telles circonstances qu'Ouroboros m'est apparu. Mon Anima. Un magnifique Cobra cracheur à cou noir. Un putain de connard aussi. Sérieux. Y a pas plus gros enfoiré que lui. Et c'est peut-être parce que c'en est un que je l'aime bien. Il est pas tendre avec moi. Il a pas pitié de moi. Et ça me donne la niaque d'avancer, de continuer, d'pas m'morfondre. 'Fin. Pas toujours. Le fait est qu'c’est à partir de ce moment-là que j’ai cessé d’aller en cours. Je séchais, ouais. Et je trainais mes bask’ dans les rues, à longueur de journée. J’errais à droite à gauche et m’enfonçais de plus en plus dans les quartiers jugés craignoss. Et c’est là que j’ai rencontré ces fameux Philias. Des humains qui ont muté. J’étais effrayée, au début. Et eux aussi, ne se montraient pas très rassurés par ma présence. Nous avions peur des réactions de chacun. Moi d’eux, eux de moi. Mais je ne pouvais m’empêcher de revenir, un peu plus longtemps, chaque jour. Jusqu’à ce que le contact se fasse. Et qu’une amitié ne se noue entre eux et moi. J’ai commencé à me sentir assez à l’aise pour leur parler de ma propre mutation. J’étais… eh bien… comme eux. J’étais l’une des leurs. Mais je ne pouvais rester, ne voulant quitter Tobias et Lylaï.

Si seulement j’avais fait mon choix plus tôt, rien de tout cela ne se serait passé…

Je m’appelle Dawn Murphy. J’ai dix sept ans. Et j’ai tué mon frère.

Au bout d’un moment à ne plus parler du tout de l’école, Tobias a commencé à sentir quelque chose. Il était pas si con que ça, mon frère. Après tout, c’était lui qui m’avait élevée. Et Lylaï, aussi, bien évidement. Mais il me connaissait mieux que quiconque. Il savait lire en moi et deviner quand quelque chose n’allait pas. Il m’a suivi, un jour, jusque dans le Bronx, où j’avais pris l’habitude de retrouver mes amis. Tobias a dû mal interpréter quelque chose. Ou alors il s’est juste échauffé pour rien. Par habitude, p’t’être. Après tous, les Philias ne peuvent obligatoirement n’être que des méchants, hein ?

Je crois qu’il pensait bien faire. Il a sérieusement dû penser à ma sécurité avant tout… mais j’étais pas en danger. J’étais dans mon élément, parmi les miens. Et j’ai tenté de le lui dire. J’ai crié. Je me suis interposée. Mais il m’a écarté d’un revers avant de menacer mes amis. J’ai pourtant tenté de lui montrer les écailles, de lui dire ce que j’étais… mais… rien à faire. Il était décidé.

J’ai perdu mes esprits pendant l’affrontement. J’étais tétanisée, interdite… Tout s’est passé trop vite, sous mes yeux, alors que je ne pouvais rien faire. Les grognements, les cris, les bruits de coups… le sang. L’odeur de fer. L’odeur de mort. Le corps gisant d’un de mes amis… et non loin… celui de Tobias. Le choc. L’état profond de choc dans lequel j’étais. J’pouvais rien faire. Ni parler, ni crier, ni pleurer. Ni même me lever. C’est Dray, un des Philias avec lesquels je trainais, qui m’a soulevé, pris dans ses bras, porté pour m’emmener loin de ce carnage. Et moi, je tremblais. Mon cœur était brisé. Tout mon être était brisé… j’arrivais à rien dire. Rien faire. Je me suis simplement laissée porter… il m’a mise en sécurité. Les jours suivants, il m’a amené de quoi manger, m’a couché. Il m’a même lavé, lorsqu’il l’a fallu. Je me suis totalement repliée sur moi-même. Je me suis enfermée dans le silence. Je ne voulais plus rien faire. Plus aucune envie. Ni manger. Ni boire. Ni sociabiliser. Ni, surtout, rentrer chez moi.

J’ai tué Tobias. La situation actuelle l’a tué. Le gouvernement l’a tué. Maxwell l’a tué. Nous l’avons tous tué. Et pour ça, je me suis décidée de lutter. Lutter contre ce système mis en place.

Je m’appelle Dusk. J’ai dix-sept ans. Et je ne ferais pas de quartier, car il n’a pas de compassion pour moi.

Depuis ce jour, c’est en silence que j’ai évolué parmi les Philias et les Dués. Mon manque de présence, ma capacité à me faire oublier m’a permis de m’imposer comme informatrice. J’épiais, j’écoutais, je rapportais. Mettre des bâtons dans les roues au gouvernement et aux Éros, c’était notre plan à notre petit groupe. C'est dans ces temps-ci que j'ai découvert mon pouvoir. Je crois que je n'ai pas été surprise, lorsque je me suis rendue compte qu'il... eh bien... était tout simplement une des capacités naturelles d'Ouroboros. Cracher du venin. Oh, pas mortel, non. Plus irritant, voire carrément aveuglant, s'il est projeté dans les yeux. Je l'ai découvert quand un type a posé la main sur moi sans mon consentement et que mon premier réflexe a été de lui cracher à la gueule. J'en ai pas parlé à grand monde. Ca les regardait pas. Mais j'ai appris à m'en servir, petit à petit, dans mes collectes d'informations. Et... bref, tout ça, tout ce que je faisais pour nuire le plus possible aux mercenaires et, indirectement, au pouvoir en place, ça marchait plutôt bien. Jusqu’au jour où je me suis faite griller. Et où je nous ai mené tout droit dans une embuscade.

Un entrepôt, de nuit. On y croyait. On pensait les choper. On pensait pouvoir les buter en paix et leur piquer armes et ravitaillement. Ça n’a pas eu l’effet escompté. Sont pas si cons, les Éros. P’t’être des enfoirés, mais pas toujours des crétins. Dommage. Les sous-estimer, ça m’a coûté un bras. Haha.

Tout s’est déroulé rapidement. Des tirs. Des cris. Des étagères qui se renversent. Un câble qui lâche. L’étagère qui me tombe dessus. La douleur. Ce bruit de craquement horrible. Mon bras broyé, brisé par le poids exercé dessus. Et pourtant, je n’ai pas réussi à crier. Ni même à pleurer. J’étais sou le choc, une fois encore. En tournant la tête sur le côté, je pouvais voir le corps inerte de Dray. Et tous les autres. Je les ai tués, eux aussi. Mais cette fois-ci, j’en ai payé le prix. Ça m’a coûté un bras.

Je jouais du violon, avant…

Nous sommes deux à nous être sortis de cette embuscade. Je suis la seule à avoir survécu.

J’ai laissé la seule personne qui me restait derrière moi. J’ai laissé mon amour pour le violon derrière moi. J’ai laissé l’aube derrière moi. Et je m’enfonce vers le crépuscule.

Je m’appelle Dusk. J’ai dix-neuf ans. Et je serais le crépuscule de ce système de merde.