Assis sur le plan de travail, Ilias observait sa salle de travail avec un regard méfiant. Son bordel organisé débordait de partout. Des tubes, des papiers, des verres, des tasses à café à moitié vides et tout son matériel éparpillé sur le plan de travail qui faisait le tour de la salle et sur l'îlot central. Pas un bureau dans cette pièce, Ilias n'aimait pas ça; il préférait de loin travailler debout ou sur le canapé, ou assis comme il l'était là. Sa blouse blanche traînait par terre de l'autre côté de la salle avec Zoo somnolant dessus, une patte sur une chaussure droite oubliée. Tiens, où était la gauche ? Ilias détacha les yeux de ce qui le perturbait pour chercher sa deuxième chaussure ; elle ne pouvait pas être bien loin, il les avait retiré avant de dormir la veille. Parce que oui, monsieur dormait dans son labo, souvent. Zoo détestait ça, mais Ilias se fichait un peu de son avis. Ce qui comptait, c'était qu'il soit là quand à deux heure du mat' ses tubes avaient fini de refroidir et qu'il pouvait enfin comparer leurs textures.
Ça n'amusait pas Zoo, mais autant dire qu'Ilias adorait. S'il avait pu, il n'aurait pas dormi, et autant dire que quand il était sur le bord d'une découverte, il ne pouvait plus s'arrêter. Ça lui faisait un peu le même effet quand il avait une idée... hier matin encore, il n'avait pas résisté en voyant la porte de son bro fermée à clé, il avait dû la crocheter et laisser un mot idiot sur le bureau - avec la serrure, qu'il avait dévissé. Oui, il avait fait un aller-retour chez lui juste pour récupérer un tournevis. Non, ce n'était pas extrême. Il avait déjà fait pire. Oh. Sa chaussure, elle était là, sous le canapé gris. Ilias plissa les yeux. Pour arriver là, quelqu'un avait dû l'y mettre... il tourna lentement la tête vers l'innocente boule de poile et tenta, en la fixant, de la réveiller. Ça ne marcha pas. La fourbe l'ignorait totalement. Il allait dire quelque chose quand le premier problème - celui qui l'avait rendu méfiant - se rappela à lui en s'approchant d'un tout petit peu trop près de sa centrifugeuse.

-Ne touche à rien.

La jeune femme, Judith de son prénom, s'arrêta net et le regarda avec une lassitude exagérée sur le visage.

-Je ne touche à rien.
-Je te connais, tu touches toujours à tout.
-Murray, tu me dis ça à chaque fois que je m'approche de quelque chose...
-Raison de plus de ne pas s'en approcher.

Judith haussa un sourcil, mais n'ajouta rien. Ils se connaissaient depuis suffisamment longtemps pour savoir qu'il ne partageait pas ses affaires de travail. Il ne partageait pas grand chose en fait. Ce qu'elle savait de lui n'était que des déductions qu'elle avait faites aux fils des mois. Et ça se résumait au fait qu'il ne savait pas tenir sa langue, que son visage disait toujours tout ce qu'il pensait, et qu'il ne fallait pas venir le voir avec un problème, l'idiot serait capable d'en faire une affaire personnelle. Alors, elle ne se vexait pas qu'il ne partage pas son matériel, mais elle faisait toujours un effort pour donner l'impression que si. Ilias le savait parce qu'elle lui apportait toujours des muffins quand elle venait envahir son espace vital comme ça, et c'était gentil. Les gens vexé ne faisaient pas ça. C'est pourquoi ces muffins lui donnaient accès à ce labo où Ilias ne tolérait que peu de monde. Son superviseur, Giles, devait négocier tous les mois pour y rentrer. C'était très bien, ce mec était un emmerdeur.

Judith se remit à papillonner dans la salle sous le regard méfiant de son collègue. Elle ne touchait en effet à rien, mais il avait quand même l'impression qu'elle rodait plutôt que regardait.

-En fait, comment ça va avec ton mec ?

Ilias se recula pour s'appuyer contre la fenêtre et s'asseoir en tailleur, mettant en évidence le fait qu'il n'avait pas pris la peine de mettre des chaussettes identiques hier.

-Quel mec ?

Il savait pertinemment de qui elle parlait.
Judith secoua la tête, exaspérée, et désigna le muffin qu'il avait mis de côté avec un magnifique post-it vert "no, fuck u".

-Ah ! Non, ça c'est pour Giles. Il voulait les résultats du test sur Milo aujourd'hui.

Judith ne pris même pas la peine de relever, habituée. A la place, elle enchaîna sur Milo. Elle se mit à parler du dernier test qu'ils avaient fait sur lui avec son équipe et à quel point il y répondait mal. Et Ilias, Ilias cessa de l'écouter. Il ne pouvait plus, après presque deux ans, entendre les horreurs que ressortaient ses collègues. C'était des gens bien, pourtant, Ilias le savait... mais ils faisaient quand même des choses que leur morale aurait dû stopper. En fait, quand il y réfléchissait, il n'y avait plus grand monde avec une éthique ici... ils avaient la même passion que lui pour le grand mystère des pouvoirs, mais au lieu de s'arrêter à l'éthiquement acceptable, ils avaient continué, parce qu'ils avaient tous les droits.

Et Ilias, qu'est-ce qu'il avait fait avec ça ? Il s'était battu. Battu contre les dissections, les test dangereux, tous ces trucs de sauvage. Il était tellement buté qu'il avait mis des mois à comprendre que ça ne fonctionnait pas - parce que tout ce qu'il proposait en échange c'était son pouvoir un peu bancale, et surtout parce qu'on lui avait bien fait comprendre qu'à faire trop de vague, il allait finir dans un endroit où il en ferait beaucoup moins - il avait arrêté de gueuler, et il s'était limité à juste mettre des battons dans les roues des gens. Des choses toutes discrètes... et aujourd'hui, elles étaient vraiment très discrètes. Ilias ne faisait plus que ralentir les choses, il avait arrêté de volontairement les foutre en l'air. Pourquoi ? Parce qu'il avait enfin compris que s'il voulait que les choses changent, ce n'était pas là que ça se passait.
Voyez-vous, il y a plus haut que Giles le stupide superviseur.
Il y a Maxwell premier du nom, le connard.
Et l'avantage des connards, c'est que ça explose bien.