Eve porte bien son nom. Elle donne à tout va, se plie à un rythme cyclique, est insaisissable. Elle apporte sa présence dès qu’elle sent une demande, un besoin. Fidèle à son rôle, fidèle à son rang, elle est fière mais de la bonne façon. Une fierté qui n’aveugle pas, mais qui guide. Donner l’exemple, servir, bâtir, se battre. Elle est prête à tout pour rendre pérenne un régime qui chamboule, qui s’émeute et s’ébruite. Capable d’imposer des règles, comme de les braver. Sa seule loi est une loi d’éthique, de bienveillance. Elle est seule juge et influence, bien que respectueuse d’une royauté légitime.  

Le fort protège le faible. Le brave maîtrise le corrompu. La bonté cisèle le vil.
De beaux principes, de belles paroles, une histoire de vie et d’éducation qu’elle s’efforce de partager, d’appliquer au jour le jour. Parfois critiquée pour sa naïveté aveugle dans des règles qu’on juge aujourd’hui « d’illusoires » et d’ « utopiques ». Parfois admirée et écoutée, parce que sa sincérité est unique.

Appliquée à sa tâche de garde royale, elle vise à une unité plus parfaite, à un régime plus souple. Un petit peuple a sa place dans des décisions majeures. Une vie en vaut une autre. Eve est donc seule juge de ses décisions, décidée à voir cas par cas chacune des situations sur lesquelles elle travaille. Elle a en horreur la fausse justice, ou la justice déloyale, et se bat pour que les cartes en mains soient toujours à une valeur d’authenticité et non de pouvoir ; et dieu sait que les hauts-gradés peuvent en abuser.

Elle a développé, depuis la Lune Rouge, un côté un peu extrême de s’ignorer totalement. « Les autres d’abord » « Le reste importe peu » Ne se considérant ni plus ni plus, comme le reste. Un Reste qui souffre, mais en silence, un Reste que ne se plaindra pas car il doit montrer l’exemple, un Reste qui aidera, même si cela le met en danger, ou cause sa perte.

Le Reste servira toujours, la bonne cause.

« Tu n’as rien à faire, rien à refaire »

Une justice cruelle, des mots qui blessent. Il te regarde avec douceur et inquiétude. S’il pouvait, il te chuchoterai presque une comptine, comme avant. Pourtant, il ne devrait pas. Tu ne devrais pas non plus être figée ainsi.
Pourquoi est-ce lui qui console, toi qui a mal ?
Pourquoi les rôles s’inversent, quand, à l’aube de la mort, un père salue sa fille.
Et puis une gorge qui explose sous des crocs qui brisent. Des os, du sang, un corps qui valse. La bête a frappé, droit au coup, droit à ton cœur.

Non, non, oui, pourquoi pas, pas à cette heure-ci, alors on reporte à demain, ça non, renvoie le, elle est innocente, elle on surveille, pas encore…


Les feuilles s’enchainent sous des phalanges d’argent. L’opaline recale, remplace, accorde, décide. Les cas sont nombreux, les situations variées, les clients multiples.
L’un craint une contagion, l’autre dénonce son voisin, la dernière est suspicieuse sur un commerce illégal. Ils sont des centaines à venir, à défiler ; certains craquent juste, rien n’est plus logique, il n’y a plus de forme ni de sens, l’existence n’est plus qu’une question de reconversion.

Eve enchaîne, trie, rend un sourire timide au milieu de deux migraines. Le monde est surexcité et effaré. Depuis la lune rouge, on s’inquiète d’un rien comme on normalise l’euphorique. Voir une bête d’une demie tonne déchiqueter une vallée entière, c’est plausible. Voir un homme proposer son aide à une vieille dame sans mauvaise intention, ça c’est impensable.

Alors les voilà, devant Eve, dans une incompréhension commune. L’une perd la tête, l’autre perd son temps. L’une gesticule à outrance, l’autre regarde frénétiquement sa montre, répond de hochements d’épaules timides.

Eve soupire intérieurement, se gratte la tête extérieurement. Elle regarde au plafond. Qu’aurait fait son père jadis pour réconcilier deux cœurs sains ?


Paris était d’une beauté inégalable, quand on prenait encore soin d’elle. Des fleurs à tout va, des monuments à perte de vue, bercé par le sifflement des fleuves en arrière fond. La Romantique, la tendre Paris.

Lou de Rives était promise à un noble de classe élevée, Louis Fontaine.
On les surnommait les amoureux du cœur de vie. De terre et de mer, deux aspects, du entités, une fusion qui se créait et qui émanait. Ce qui était au début un simple mariage arrangé se transforma rapidement en un conte de rêveurs. Ils se plaisaient, aussi surprenant que cela puisse paraître, parmi tous ces mariages factices, eux, s’étaient trouvés.

Et puis elle est arrivée. Cette lune gorgée de sang, un sourire presque macabre la repeignant. Elle a mélangé, elle a tordu, elle a mordu. D’une fougue sans fin, faisant du monde sa proie et son terrain de jeu. La nature se modifie, les cellules changent, la faune se transforme. La terre était comme plongée dans une brève temporelle, faisant muter les choses comme elles ne l’auraient fait en 100.000 ans.
Sans compter les nausées, les frissons, les idées sombres, le quotidien s’était changé en une quête perpétuelle de survie, de questionnement.
L’Homme avait-il encore sa place dans ce monde qui était devenu agressif et austère ? Se battre, était-elle l’unique solution ? Était-ce la peine méritée pour ces années de déni d’une race qui régnait sur d’autres ? Une vengeance.
Louis Fontaine était désormais de ceux qui respectent le jugement dernier, mais qui s’engagent pour le combattre. Haut gradé dans l’armée royale ou il avait été muté jadis. Il était respecté, charismatique, et arrivait toujours à apaiser les cœurs.
Du moins jusqu’à ce que le sien ne lui soit arraché.

De griffes et de crocs, d’hurlements et de râles.
Voilà la dernière scène d’un père qui sauve sa fille.
« Tu n’as rien à faire, rien à refaire … Tout à construire »


Depuis, Eve vit d’une ombre permanente, toujours à la poursuite des traces d’un père qui jugeait juste, qui jugeait bon. Elle se bat pour lui, décide pour lui, change comme lui, protège comme lui.

Elle est également sceptique de son nouveau trait, des cellules qui régénèrent, une sorte de soin qu’elle possède, qu’elle peut utiliser même. Elle essaye d’ignorer des pensées obscures. Non, c’est incorrect. A vrai dire.. Si. Si. Peut-être qu’elle aurait pu le sauver, le soigner… Si elle n’avait pas fui de cette façon ?

Alors elle se mord la lèvre inférieure, fait mine de se perdre dans des pensées, secoue la tête. Et toujours, elle sourit.