Ryū reste bouche-bée ; incapable de comprendre ce qu’il vient de se passer. Comme si un barrage avait cédé ; comme si enfant l’eau s’était écoulée. Torrents de mots dont il n’avait pas la moindre idée. S’en est presque trop ; il aimerait presque revenir en arrière pour tout effacer. Oublier ses paroles qui ont enfin poussé Elis à se confier. Il ne s’attendait pas à cela ; bien trop habitué à devoir lui sortir les vers du nez. Il pensait que — comme d’habitude — l’américain allait fuir, détourner, essayer de s’énerver et finir par le sortir de chez lui énervé. Ou bien qu’il lui aurait balancé ses quatre vérité avant de sortir en claquant la porte blindée.

Quelques mots prononcés ; son prénom à peine murmuré. Cette voix si faible qu’il ne l’aurait pas reconnue s’il n’avait pas vu les lèvres bouger. Ryū est perdu ; il ne sait plus quoi penser ; il ne sait plus comment agir ; réagir face à cette nouveauté ; face à cet Elis qui vient de se dévoiler. Voix tremblante — membres hésitants ; il ne ressemble en rien à ce qu’il a pu connaître ; dompter ; apprécier. Quel est cet inconnu qui se dévoile ainsi face à lui ? Qui est cet homme plein de vulnérabilités qu’il ose enfin avouer ? Il sent sa gorge se serrer alors que leurs yeux se rencontrent enfin. Ses prunelles ombrées se plongent dans leurs vis-à-vis ambrés. Il ouvre la bouche un instant ; ne sachant pas quoi dire pour le rassurer. Ses doigts s’enfoncent dans ses genoux ; se retenant de s’approcher. Il a envie de prendre ces mains nerveuses ; agitées. Il a envie de les saisir pour les embrasser ; le rassurer ; lui dire qu’il est prêt à l’écouter.

Il déglutit difficilement ; sa jambe métallique sautant bruyamment. Clic. Clic. Clic. Capharnaüm incessant ; il réduit ce silence à néant. Il ne sait pas quoi dire ; comment réagir. Alors il se contente d’hocher la tête ; bêtement ; simplement. Tel un automate programmé ; haut en bas ; ses mèches volant à chaque mouvement. Il n’est qu’un robot ; un androïde ; une statue d’une être corrompu. Il se retient fermement de ne pas toucher le cowboy accablé. Pour une fois il sait ; pour cette fois, il sait. Que son geste ne sera pas bienvenu ; qu’il sera rejeté ; pire, il risque de les faire reculer. Alors il se retient de parler et se content de simplement écouter.

La sentence tombe ; irrévocable. Quelques mots murmurés ; à peine articulés. Ryū pense un instant avoir rêver ; il aurait presque envie de rire — rictus d’incrédulité. Pourtant le visage grave ; les lippes plissées ; les mains agitées ; tous ces indices lui indiquent que Elis n’est pas en train de blaguer. Il se confie enfin ; dévoilant ses démons les plus indistincts. Et Ryū sent la bile remonter ; il ne s’est jamais douté, après toutes ces années de ce qui avait pu se passer dans l’esprit de son ami.

Sans pouvoir s’en empêcher il se lève ; s’avance de deux pas avant de s’accroupir en face du cowboy ; les yeux détournés. Ses doigts s’accrochent à ceux d’Elis ; poignée de main à peine esquissée ; ils caressent toutes les impuretés ; les bosses et les vallées ; les cicatrices et les années marquées sur cette peau bronzée. Il ouvre la bouche avant de la refermer l’instant d’après. Il ne sait pas quoi dire ; pour une fois Elis a réussi à le faire taire. Il a réussi à stopper la tempête infernale qu’il ne fait qu’incarner. Il a l’impression de perdre prise, de ne pouvoir se raccrocher à rien. Que tout ce qu’il croyait ; tout ce qu’il considérait comme des faits n’étaient que tromperies et écrans de fumée.

— « Elis » finit-il par murmurer.

Gorge sèche ; larmes brûlées. Il ne reste plus que du sel au creux de ses yeux asséchés ; pas assez pour pleurer ; pas assez pour s’apitoyer ; à peine de quoi culpabiliser.

— « Ce n’est pas vrai, tu le sais bien. » dit-il en déglutissant. « Tu as réussi à la repousser la dernière fois — tu. » il hésite sur ses prochains mots, de peur de l’enfoncer.  « Tu aurais pu me tuer, Elis. Mais tu ne l’as pas fait, je suis toujours là, à tes côtés. Ça montre bien que tu n’es pas simplement réduit à tes instincts les plus meurtriers sous cette forme ; que tu peux, dans une moindre mesure te contrôler. »

Ryū essaye doucement de le rassurer. Le pessimisme dans la voix ; les actes ; les pensées d’Elis l’ont apeurer. Une peur qu’il ne peut pas contrôler ; une peur qu’il souhaite éradiquer. Ses doigts se resserrent plus fermement contre leurs conjointes ; ses yeux chocolat se plongent dans ceux plein de peine et de dégoût de l’américain.

— « Ta bête m’a déjà épargnée, peut-être que je lui fais de l’effet ? » dit-il en souriant doucement ; esquissant un rictus amusé et réalisant un petit clin d’oeil pour essayer de détendre l’atmosphère. Silence. « Elis, je te promet que la prochaine fois que ça devrait arriver ; que la prochaine fois que tu perdras le contrôle, je serais là pour te ramener. » souffle-t’il, amenant cette main emprisonnée auprès de ses lèvres brisées. « Je te le promet »

Écho d’un homme désespéré.  

Ryū sent sa gorge se serrer ; écho désespéré de ses doigts qui ne peuvent que s’accrocher. Incapables de relâcher leur conjointes ; incapable d’imaginer pouvoir se détacher de cet homme brisé. Comment a-t’il pu passer à côté ? Comment a-t’il pu oublier ; effacer ; mettre de côtés tous ces indices qui maintenant lui sautent aux yeux comme des dizaines de piques acérées ?  Comment a-t’il pu mettre cette tension sur le compte d’une fatigue quelconque ou d’un changement d’opinion ? Ryū sent la bile monter ; dégoûté. Pas envers son ami ; non, envers lui-même. Envers les œillères qu’il s’est imposé ; envers sa cécité non-avouée ; envers cette autruche dans laquelle il s’est transformé. Tête dans le sable et yeux fermés. Bien trop content de coexister ; de continuer d’exister dans cette agressivité à laquelle il s’est habitué. Tout ceci était familier ; le goût du sang entre les dents ; la pression de ses mots contre ses crocs.

Il a envie de hurler ; de pleurer ; de se déchaîner. Pas contre lui ; pas contre le secret qu’il est en train de dévoiler. Simplement pour faire face à sa propre stupidité ; à sa propre crédulité. Lui qui se targuait de connaître cet homme face à lui. Lui qui se targuait — il y a longtemps, si longtemps de cela — d’aimer cet homme abimé. Il n’est qu’un idiot ; lui qui traite cet homme de stupide cowboy alors qu’il n’a rien vu venir, malgré toutes ces années passées à ses côtés. Ses dents s’accrochent à ses lèvres gercées ; mordant fermement dans cette chair tendre et abimée. Il souhaite dire quelque chose ; n’importe quoi pour expier ses pêchés. Mais il se retient le temps que Elis soit terminé. Il sent la tension dans cet homme d’habitude si fort et exalté. Il sent la peur ; l’horreur dans ses prunelles ; dans ses doigts qui se resserrent contre les siens comme s’ils s’accrochaient à une bouée ; seul espoir de pouvoir se libérer ; expier ses propres péchés.

Ses doigts tremblent contre leur comparses ; ses yeux s’affinent ; affutés. Il sait que son regard se voile légèrement ; essayant d’empêcher cette boule de pitié de s’exalter. Il sait pertinemment que ce sentiment n’est pas celui souhaité ; que ce sentiment ne ferait que fuir Elis, telle une bête apeurée. Alors Ryū se retient un moment ; il devient un canevas blanc. Il réprime ses émotions ; ses pensées ; tout cela pour laisser Elis s’exprimer. Pas bien longtemps ; quelques instants. Mais assez pour sentir ses doigts se serrer ; ses lèvres trembler ; voir cette gorge déglutir difficilement alors qu’elle est en train de cracher une vérité bien trop longtemps cachée.

Ses lèvres se posent sur leurs doigts enlacés ; ses yeux ne quittent plus ceux déterminés de son ami fatigué.

« Je te promet. Je te promet de les protéger. Je te promet que je te protègerais aussi de toi-même.» Ses mots résonnent — lourds de sens, promesse murmurée en un tendre baiser. « Tu n’as plus à porter ce fardeau seul, je serais toujours là pour t’épauler.»

Son pouce caresse doucement — inconsciemment le dos de sa main, simple geste pour le rassurer. Il hésite un instant ; cherchant une réponse dans ces prunelles ambrées. Il semble la trouver car il ouvre la bouche pour la fermer l’instant suivant. Doute ; serait-ce maladroit de parler de ça ? Ses dents retrouvent leur ancrage dans sa lèvre inférieure ; une perle de sang roule le long de ces collines, s’échouant dans sa barbe taillée. Jetant caution au vent, il ne s’est jamais soucié d’être bien seyant.

« Tu n’es pas seul tu sais ? » dit-il tout bas, simple syllabes articulées contre cette peau bronzée, ses yeux cherchant toujours une réponse dans ces prunelles dorées. « Cette nuit là … Cette nuit était un véritable cauchemar éveillé. Tu peux excuser tes actes sur le compte de ta bête » Hésitation. « Moi non. »

Ryū sent ses lèvres s’ourler en un sourire fatigué. Fatigué par toutes ces années ; par ce secret bien gardé ; par ces mots non-prononcés. Car, comme son ami, comme tous les reproches qu’il a émit, il a décidé de ne rien dévoiler. De garder pour lui les atrocités commises durant cette nuit ; ces jours qui ont suivit. Tout le monde a été traumatisé ; tout le monde garde dans son coeur ; au creux des seins ; sur sa peau, la marque de ces horreurs. Il n’est plus question de les garder pour lui ; il n’est plus question de mentir entre ses dents et de se cacher derrière un sourire et une pirouette pour éviter la vérité.

Il ferme les yeux un instant ; se remémorant. Ses doigts se resserrent contre les callosités des mains de son compagnon. Derrière ses paupières il revoit déjà le liquide opaque ; les cris résonnent déjà au creux de ses oreilles ; ses narines palpitent autour d’un odeur de fer qu’il ne fait qu’imaginer. Tout est si vivace — vivant, encore pour un temps. Déjà il sent sa gorge se serre ; il déglutit difficilement.

D’un mouvement brusque, ses iris se dévoilent, plongeant dans celles paniquées de son ami. Il ne sait pas combien de temps il s’est perdu dans ses pensées — une minute, une heure, une seconde de malheur. Il ne saurait plus dire ; il se sent perdu, déstabilisé. Comme si on avait enlevé son sens de l’orientation et que seule la main d’Elis l’empêchait de couler. Il est un bateau à la dérivé qui s’accroche désespérément à une ancre sur le point de céder.

Son front se dépose ; tombe, plus vraisemblablement sur leurs mains entrelacées. La sueur qui commence à perler coule sur leurs phalanges alors que ses dents se mettent à grincer. Il en a trop dit — et pas assez. Ce n’est pas le moment de se rétracter ; de jouer au fuyard et de tout lâcher. Elis lui a fait confiance pour se dévoiler ; il n’a qu’à lui rendre la pareille et faire de même ; déversant toutes les atrocités qui pèsent sur sa conscience depuis ces années.

Lippes sèches ; sa langue coule le long de ces vallées crevassées. Il avale une fois ; deux fois. Sa gorge fourmille à l’idée de prendre une gorgée de courage liquide afin de faire face à ce qu’il compte raconter.

— « Tu .. tu te souviens comment tu m’as trouvé ce jour là ?» demande-t’il en guise d’introduction

Question rhétorique, il n’attend pas à ce que Elis lui réponde. Comment oublier ce moment ; comment oublier toutes ces émotions entre-mêlées lorsqu’il avait vu ; entre-aperçu la silhouette de son cowboy venu le sauver.

— «Tu m’as amené à l’hôpital, puis tu es parti trouver Ayamé. Je- Je suis tombé inconscient ; je ne sais pas combien de temps. Mais quand je me suis réveillé, j’avais l’impression qu’on avait coupé mes jambes.»

Silence. Ses yeux se détournent, incapable de supporter le dégout à venir. Il appréhende la réaction de l’homme à ses côtés. Il a beau savoir au fond de lui que rien de grave ne pourrait se passer. Il a tout de même peur ; peur de ce qui pourrait leur arriver.

— « J’ai juste .. paniqué et mon pouvoir s’est déclenché. Je ne sais pas combien de temps mais .. seule tsubaki a réussit à me calmer. » dit-il, tendrement, en caressant la tête de son anima réveillé. « Une fois que je suis revenu à la réalité, j’ai enfin compris que le bourdonnement autour de moi était le bruit des infirmières paniquées ; que l’odeur de fer ne venait pas de moi mais des deux jeunes femmes que je venais de tuer. »

Regard grave.
Voix accablée.

Ryū esquisse un sourire ; éclat doré dans cette sombre matinée. Le soleil perce les nuages accumulés ; quelques perles roulent ; tremblent en même temps que le ciel gronde. Un rire étranglé s’échappe de sa gorge enrouée. Il ne peut pas croire que ses cils s’emplissent de larmes salées. Il ne peut pas croire qu’il se retrouve ainsi à craquer après toutes ces années. Il ne peut pas croire qu’il se moindre si faible ; tremblant ; face à cet homme qu’il admirait tant — il fut un temps, bien trop longtemps. Ses mains se détachent de leurs comparses pour venir essuyer ses joues rosées ; abimées par le sel qui vient de couler et qui s’accroche à ses yeux fatigués ; bordés d’un rouge qu’il voudrait refuser ; nier ; oublier.

Tant d’émotions, tel un océan ; un ouragan prêt à se déverser à la moindre brèche dans son psyché abimé, souillé par ces dernières années passées à batailler ; enfermer ; répudier. La première faille vient de se former ; il suffisait de quelques mots compatissant ; d’une âme sensible le comprenant. Ou tout simplement — de l’acceptation qu’il pouvait percevoir au creux de ces prunelles caramels. Alors ; au milieu des larmes, un rire — un sourire se fait entendre. Faible ; sur le point de succomber face à l’absurdité de la situation, mais pourtant bien présent. Un ersatz d’un temps révolu ; qu’il a pourtant connu. Ces après-midis passées au lycée, à rigoler ; ricaner ; à s’apprécier, tout simplement.

— « À qui le dis-tu » répond-t’il finalement.

Larmes taries ; telle une source asséchée. Elles n’ont pas roulé bien longtemps ; ce n’était pas assez ; pas assez profond ; pas assez recherché. Simplement quelques perles lâchées sur le coup d’une émotion incontrôlée. Déjà la honte grignote ses entrailles ; sans lui laisser le temps de récupérer. Boule dans la gorge qui menace de déborder. Ses doigts s’enfouissent dans la fourrure de tsubaki pour se rassurer. Son museau humide vient caresser ses phalanges abimées ; simple présence ; simple message pour lui signifier qu’il n’est pas seul à affronter ses démons ; son passé.

Il y a quelques années — quelques dizaines ; il se serait peut-être levé pour aller se lover sur le canapé, pour aller enfoncer ses doigts dans les cheveux d’un américain un peu trop souriant pour son propre bien. Mais maintenant ; comme Elis le dit si bien ; ils ne sont plus que deux vieux cons et ils sont un peu trop âgés ; bornés pour ainsi se retrouver en tout sérénité. Alors, Ryū se contente de l’observer, de tracer du regard les contours de sa barbe hirsute, de caresser l’arrête de son nez et de ses cils délicatement posés sur ses pommettes sur-élevées. Finalement ; sa bouche s’entre-ouvre et il prononce quelques mots sans vraiment y penser.

— « Pourtant, parfois on peut s’étonner. »

Le silence s’épaissit ; uniquement troublé par leurs respirations hachées ; un peu enrouées ; sifflantes après toutes ces années.

— « Je devrais y aller » finit-il par décider. « Yong-sun va commencer à s’inquiéter. »