Autrefois. Jadis. Il fut un temps, Ophelia était une femme douce. Nullement naïve. Ni faible. Simplement habitée par une tendresse dans son âme. Dans son cœur. Elle avait foi. En l’humanité. Un peu. Juste ce qu’il fallait pour avancer. Faire fi d’un contexte familial difficile. Ophelia ne remarqua pas qu’elle changeait. Progressivement. A mesure que le monde se désenchantait à ses yeux. Cette Ophelia n’est plus.
La rouquine a perdu son sourire. Il y a maintenant bien des années. Elle voit claire désormais. Le monde lui apparait tel qu’il est réellement. Lassant. Exaspérant. Repoussant. Alors. Elle fait maintenant fi des autres. Ophelia est une femme indépendante. C’est une femme forte. Elle ne supporte pas se laisser dominer. Marcher sur les pieds. Cette force. Elle ne la doit qu’à elle-même. Elle est indépendante. Seule diront les autres. Qu’importe ! Ils ne sont rien pour elle.
Abusée. Désabusée. Les hommes n’ont plus de place dans son cœur. Plus de droit sur son corps. Elle c’en est fait le serment. La promesse. Plus jamais elle ne se laissera berner. Maintenant, c’est elle qui berne. Elle qui mène la dance. Rusée. Maligne. Elle sait abuser de ses charmes pour parvenir à ses fins. Faire souffrir. Comme elle a souffert. Les hommes sont des proies si faciles. Alors qu’ils se pensent si fort. Ils ont tort.
C’est une femme égoïste. Aujourd’hui, ses actions ne sont motivées que pour son propre bien. Son propre profit. Pendant trop longtemps. Elle a voulu faire passer les autres au-devant d’elle. Trop longuement. Elle a accordé sa confiance. Alors. Maintenant. Elle ne l’accorde plus. Elle ne la garde que pour elle. Elle n’a confiance qu’envers elle-même. Ophelia ne sait plus pardonner. Elle a oublié jusqu’à ce mot. Depuis des années. Hélas.
Des sentiments. En a-t-elle encore ? Ne serait-ce qu’un peu ? Si peu. Elle-même ne le sait pas. Son visage reste blasé. Froid. Indifférent. Ses yeux ne reflètent plus que sa froideur. Pourtant. Oui. Pourtant, parfois elle aide les jeunes filles. Quand elle les voit en difficulté. Elle a une irrépressible envie de les protéger. Les soutenir. Contre la cruauté des hommes. Sous doute, se retrouve-t-elle en elles. Sans doute, veut-elle les prévenir de ses propres erreurs. Si elle n’a pu se protéger. Au moins, peut-elle protéger les autres. Avant qu’elles ne deviennent comme elle.
La vérité. En vérité. Ophelia elle-même ne le connait pas. Ne la voit pas. Elle qui pense voir le monde comme il est réellement. Elle ne se rend pas compte qu’elle ne voit uniquement ce qu’elle veut bien voir. Les mauvais côtés seulement. Elle se refuse à imaginer qu’il y a encore une parcelle d’espoir. Elle est la propre fautive de sa solitude. Son repli sur soi. Si rancunière, elle n’imagine pas un seul instant que certains hommes ne sont pas pourris.
Elle n’est pas mauvaise. Elle a juste besoin qu’on lui montre la lumière. Qu’on lui redonne foi en ce monde. Et un jour peut-être. La barrière de glace qui emprisonne son cœur fondera.
Le froid endormira la douleur.
Il y a maintenant vingt-huit ans. Près de trois décennies. Une petite ville. Un mois de décembre. Un blanc manteau de neige s’étant rependue sur la Cité. Donnant une sensation de torpeur. D’endormissement. Une petite famille. Une famille modeste. Père américain ouvrier et mère russe secrétaire. Bientôt, un troisième membre. Plutôt, une troisième. Ophélia.
Une petite fille. A la chevelure flamboyante. Un rayon de Soleil dans la vie parfois morose des Cloverfield. Un sourire entre deux fins de mois difficile. Une bouffée d’air frais. L’oxygène nécessaire à cette famille. C’était le temps de l’enfance. De l’insouciance. De la joie aussi. Des sourires. Ophelia s’accommodait de cette vie simple. Ordinaire. Elle avait des amis. Une famille. A manger dans son assiette. De demander de plus. Elle avait sa petite myrtille qu’elle adorait.
Et puis. Et puis, elle avait la danse. Le ballet. Un peu de Russie en Amérique. Un peu de sa mère qui se reflétait dans ses passions. Ce fut tout d’abord une curiosité. Une volonté de la maman. Ce fut ensuite une véritable passion pour l’enfant. Oui, elle prenait plaisir à danser. Du moins, apprendre. Elle aimait moins la rigueur toutefois. Elle ne supportait pas les réprimandes de sa professeure quand elle avait le malheur de faire un mauvais pas. Elle aurait détesté la vraie discipline russe. C’était sujet à plaisanterie dans la famille. ET cela faisait rire tout le monde. Ophelia la première.
La neuvième année de sa vie. Un nouveau chapitre. New-York. Une nouvelle ville pour elle. Immense à ses yeux de gamines. Elle perdit tous ses amis en déménageant. Mais pas seulement. La Mort cruelle lui pris sa mère. Un accident de voiture. Accident de vie. Accident de larmes sur les joues de la rouquine. Première désenchantement. Doucement. Sûrement. Le monde apparaissait à Ophelia comme il est réellement. Quelques mois plus tard, son père perdit son travail et ne trouva de réconfort que dans l’alcool. Deuxième désenchantement.
Les années passèrent. Comme les coups de son père sur sa peau de jeune fille. Un coup. Deux coups. Et voilà que la flamme qui animait le cœur d’Ophelia s’éteignait. Troisième désenchantement. Comment garder la joie en son sein quand son propre père se montre cruel envers son enfant ? Elle perdit le goût de la danse. Le ballet ne la soulageait plus. La cotisation n’était plus envisageable non plus. Elle ne trouvait quelques réconforts que dans l’école. Auprès de ses nouveaux amis. Auprès de ce garçon qu’elle aimait bien. Beaucoup même.
Quatorzième année de sa vie. Autre année décisive. Celle qui fut marquée par une accalmie dans la tempête. Des moments de joie avec son copain. Qu’elle pensait aimer pour toujours. Comme on pense toujours ainsi la première fois qu’on est amoureux. L’interlude de lumière passa pourtant bien vite. Si vite qu’elle ne le remarqua pas. Une nuit. Elle se laissa faire. Résignée. Bien qu’elle ne se sentait pas prête. Personne ne lui avait dit qu’elle avait droit de refuser. Dire non. Elle ne le comprit que plus tard. Quatrième désenchantement. Elle quitta son copain peu de temps après. Quelque chose avait cassé en elle. Sa confiance. Avant qu’une ultime marque vienne bafouée son dos. Cinquième déhanchement. Le dernier. Elle quitta son père. Elle quitta tout.
Commence un temps d’errance. D’incertitude. Où les projets d’avenirs n’avaient plus leur place. Elle logea un temps chez une amie avant de partir. Elle ne voulait pas s’imposer. Surtout, elle ne voulait pas que son père la retrouve. A condition qu’il veuille bien s’en donner la peine. Elle dormit quelques fois dehors. Au grès des étoiles. Les quelques seules beautés qui restaient en ce moment à ses yeux. Elle commença à travailler. Au noir tout d’abord. Dans des bars surtout. Dans les quartiers les moins populaires. Là où les patrons étaient les moins regardant aussi. Elle s’arrangeait pour se faire loger. Même si parfois, elle devait donner de sa personne. Elle sa lassa progressivement des hommes. Elle apprit à ne penser qu’à elle-même. Pour son propre bien. Pour survivre.
Le temps joua toutefois en sa faveur. Malgré des débuts difficiles. Elle ne démordra jamais. Son farouche tempérament l’empêcha de flancher dans ces moments difficiles. Au détriment de sa joie. Certes. Pourtant, elle finit par s’installer dans un petit studio à sa majorité. Après avoir pris la peine de mettre de l’argent de côté. Elle n’était alors plus au noir, mais engagée dans le cadre d’un vrai contrat. Elle reprit la danse. Par envie. Par nostalgie. Par désir d’oublier aussi. De s’oublier. Elle se construisit une nouvelle vie à la force de ses mains. Cela dura des années. Elle arriva même à s’attacher de nouveau. Il était gentil avec elle. Elle en avait tant perdu l’habitude qu’elle se montrait méfiante. Ils se quittèrent rapidement pourtant. La seule faute à l’Amour qui parfois se montre capricieux.
La Lune Rouge. Nouvel astre. Astre maudit qui bouleversa le monde. Elle travaillait au bar ce soir-là. Elle servait des clients. Notamment des hommes qui la regardaient avec plus d’insistance qu’il ne faudrait. Un basculement. Un détour vers la folie. Des cris. La peur. Elle voulut aller voir. Elle voulut aider. Pour la première fois de sa vie depuis des années. Le temps de quelques secondes, Ophelia pensa à autre chose qu’elle-même. Ce fut bref. Juste le temps que quelques hommes profitent de la panique générale. Juste avant qu’il ne l’agenouille. Un supplice de plus. Mais le dernier. Elle s’oublia tout d’abord. Voulant simplement s’effacer. Avant que la colère monte. Avant qu’un froid étrange n’embrasse la pièce. Avant qu’ils ne soient gelés jusqu’à la moelle.
Un nouveau monde. Une nouvelle société. Une nouvelle compagnie. Lissandra. Une renarde polaire. La folie de la nuit d’horreur passée, Ophelia tira son épingle du jeu. Elle scella son cœur une bonne fois pour toute. Elle choisit d’intégrer la caste des Eros. Non pas pour protéger la population, mais profiter d’un cadre de vie confortable. Enfin. Trop longtemps, elle fut patiente. Trop longtemps, on profita d’elle. Maintenant, les rôles s’inversent. Le froid l’accompagne maintenant et la chair des hommes gèlent si vite…
Ils ne peuvent rien contre le froid.